Al-Jazira, une chaîne libre au Proche-Orient La télévision arabe qui dérange
par David Hirst, Le Monde Diplomatique, 11 febbraio 2011
Tous les mardis, à 21 h 05 temps universel, un nombre grandissant d’arabophones se préparent à regarder un débat intitulé « La direction opposée », qui met aux prises deux interlocuteurs défendant des propositions contradictoires. Ressemblant au « Crossfire » américain, il s’agit de l’émission la plus populaire d’Al-Jazira, la chaîne satellite du monde arabe, qui a le mérite d’offrir à ses téléspectateurs une information non censurée et les commentaires les plus libres que ceux-ci aient jamais pu entendre dans leur propre langue. Al-Jazira a bouleversé un paysage audiovisuel étriqué, fragilisant l’étau dans lequel les gouvernement enserrent leur population. L’animateur de « La direction opposée » s’appelle Fayçal Al Kassim. Issu d’une famille de paysans pauvres habitant la région du Jebel, en Syrie, Kassim a toujours été fasciné par les médias. A trente-neuf ans, il jouit d’une popularité dont il n’aurait pu rêver lorsque, à quatorze ans, il réalisa son ambition juvénile de visiter les locaux de Radio Damas, ni même au cours des sept ans qu’il passera à la section arabe de la BBC, probablement la source d’information la plus respectée du monde arabe avant la création d’Al-Jazira. Il y a cinq ans, le cheikh Hamad Ben Khalifa El Thani du Qatar renversa son père au cours d’un coup d’Etat non violent (1). L’événement ne défraya pas vraiment la chronique : avec une population autochtone d’environ 100 000 habitants, l’émirat est le plus petit des pays arabes, et Doha la capitale la plus ennuyeuse du monde. Mais le nouveau souverain mettra rapidement de l’animation avec une démocratisation « par le haut » en créant un canal satellite destiné aux pays arabes. Rien de très étonnant dans cette tour de Babel qu’est devenue la région. En plus des innombrables médias locaux, qu’il contrôle ou manipule, chaque gouvernement doit désormais posséder son propre canal de diffusion panarabe. Et c’est l’Arabie saoudite qui domine ce nouvel ordre de la communication, la famille royale et ses alliés du monde des affaires ayant investi des milliards de dollars dans d’énormes chaînes « off-shore » comme la MBC, à Londres, ou Orbit et ART à Rome. Mais les contenus tardent à évoluer : on retrouve, dans chaque pays, la même propagande, et les actualités restent servilement dominées par l’emploi du temps des présidents, monarques ou émirs. « C’est le journalisme des ' bonjour ' et des ' au revoir ', explique Kassim, qui consiste à énumérer les personnalités que le Guide a reçues et raccompagnées. » Et ces chaînes s’appuient sur les formes les plus basses de distraction, soap operas égyptiens interminables, films étrangers doublés, quiz et autres jeux, talk-shows superficiels, variétés et quelques émissions émoustillantes sur le plan sexuel. Un peu comme si on voulait empêcher les Arabes de penser à la politique. Et si les conflits qui déchirent la « famille » arabe sont connus de tous, sur le front médiatique, toutes s’efforcent de respecter la Charte de l’honneur arabe, édictée en 1965 par la Ligue arabe et principalement destinée à faire taire une presse libanaise alors notoirement vénale, mais aussi réfractaire. Le maître du Qatar a pris la décision tout à fait inédite de faire financer la nouvelle chaîne par son gouvernement tout en lui laissant une entière indépendance. « Nous ne possédons ni armée ni char, rappelle un jeune archiviste qatari, rien qu’Al-Jazira. » Mais cela a suffi à ce trou perdu pour conquérir toute la région - par la plume plutôt que par l’épée. Et ce avec seulement trois cents employés. Ce qui ne manquera pas de surprendre le président Moubarak lors d’une visite : « Tout ce tapage est venu de cette boîte à sardines ! » Non sans une certaine ironie, personne ne contribuera davantage au triomphe de ce David que le Goliath des médias, le « frère aîné » du Golfe, l’Arabie saoudite elle-même. Jusqu’alors, celle-ci finançait, à travers la chaîne Orbit, les nouveaux services arabes de la BBC. Mais lorsque, en 1996, la BBC s’obstina à diffuser un film critique envers le royaume, celui-ci mit fin à ce partenariat. Kassim et dix-neuf employés au chômage furent alors attirés par les salaires et la liberté promis par le Qatar. Un engagement tenu de bien meilleure façon que la plupart d’entre eux ne s’y attendaient. Kassim peut en effet constater qu’il ne reçoit pratiquement aucune directive à propos du contenu des programmes. « Je traite ici de problèmes que je n’aurais jamais pu espérer soulever lorsque je travaillais à la BBC. » Une équipe rassemblant des citoyens de presque tous les pays arabes se formera autour des anciens employés de la BBC, et Al-Jazira émet désormais vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La chaîne a révélé l’existence d’un public qui a soif de rigueur et de sérieux. « Selon l’idée communément admise, explique Kassim, les jeunes et les femmes au foyer ne s’intéressent pas aux émissions sérieuses - mais les lettres que je reçois prouvent qu’ils apprécient les nôtres. » Cette stratégie visant un public de qualité a permis à Al-Jazira d’enterrer ses concurrents. Un récent sondage montre en effet que son plus proche rival, la MBC, financée par l’Arabie saoudite, se trouve loin derrière, suivie, de façon curieuse, par ANN, qui émet de Londres et appartient au frère dissident du défunt président syrien Hafez El Assad. Les Arabes anglophones qui se tournaient vers CNN ont désormais un programme équivalent dans leur langue natale, qui répond à leurs préoccupations, avec un enthousiasme et une pertinence qu’aucune chaîne étrangère ne pourrait égaler. Le nombre de spectateurs a évidemment progressé de manière exponentielle. « Nous sommes en général les premiers à traiter les nouvelles, déclare le rédacteur en chef, Salih Nagm, et presque toujours les premiers à obtenir les analyses des commentateurs importants. » Les émissions phares d’Al-Jazira restent les débats d’actualité. A la différence des autres chaînes arabes, elle les réalise en direct, sans utiliser le différé pour filtrer les questions embarrassantes. « J’ai lancé ' La direction opposée ', affirme Kassim, car j’estimais nécessaire de faire entendre le point de vue dissident virtuellement réduit au silence depuis un demi-siècle dans le monde arabe. » Et, effectivement, du jour au lendemain, les porte-parole des très nombreux groupes d’opposition ont trouvé une tribune pouvant atteindre l’ensemble de cette région du monde. En effet, peu de choses - pas même la remise en cause de la légitimité de tel ou tel régime - y sont taboues. Et même l’islam n’échappe pas à quelques égratignures. Au cours d’un duel verbal désormais célèbre à propos de la polygamie, la féministe jordanienne Toujan Fayçal fera enrager à tel point l’écrivaine Safinaz Kazem, ancienne marxiste convertie à l’islam, que cette dernière claquera la porte au beau milieu de l’émission. M. Reda Malek, un laïque, ancien premier ministre algérien, fera de même face aux attaques lancées par un islamiste. Kassim est devenu aussi célèbre dans la région que bien des dirigeants, au point de prendre un bain de foule où qu’il se rende. Et il arrive que les grandes villes se vident lorsque son émission commence, comme c’est arrivé en Syrie, son pays natal, lorsque deux de ses invités se sont affrontés pour débattre de la question « Assad abandonne-t-il la cause palestinienne ? ». Quatre cents plaintes officielles Ni le style ni le contenu d’Al-Jazira ne peuvent être comparés à La Voix des Arabes, qui émettait du Caire et constituait le premier instrument de propagande à l’apogée de l’ère Nasser, mais certains estiment qu’elle est son successeur le plus direct. Par exemple, la couverture du bombardement de Bagdad a probablement amené les étudiants syriens à envahir l’ambassade américaine à Damas, en décembre 1998, mais elle a permis aussi au gouvernement de comprendre qu’il devait les laisser faire. On dit même que plusieurs dirigeants arabes pro-occidentaux ont téléphoné alors au président William Clinton pour l’avertir que, si les frappes continuaient, on pourrait assister au soulèvement de « la rue ». Voilà peut-être pourquoi le plus honni des chefs arabes, le président Saddam Hussein, est à peu près le seul à encaisser les attaques d’Al-Jazira sans broncher, estimant qu’il profite davantage des reportages compatissant aux souffrances de son peuple qu’il ne perd aux insultes dirigées contre sa personne. En revanche, les autres dirigeants, en particulier le président tunisien Ben Ali, se plaignent régulièrement. Le ministère qatari des affaires étrangères a ainsi reçu près de quatre cents plaintes officielles. La Syrie insinue qu’Al-Jazira est au service de « l’ennemi sioniste ». Quant au gouvernement koweïtien, il soutient que la chaîne est un instrument de l’Irak. Le prince Nayef, ministre de l’intérieur saoudien, affirme qu’elle est « brillante et précise mais que, en tant que rejeton de la BBC, elle n’est qu’un cadeau empoisonné ». La Jordanie et le Koweït ont fermé les bureaux locaux d’Al-Jazira. L’Algérie a organisé une coupure de courant pendant une émission sur un sujet sensible. L’Arabie saoudite a fait pression sur le seul Saoudien faisant partie du personnel pour qu’il démissionne et, avec des résultats inégaux, a essayé de pousser les publicitaires saoudiens à cesser tout commerce avec Al-Jazira. Et les attaques n’émanent pas que des gouvernements. Réagissant aux « insultes » contre l’islam, des religieux protestent du haut de leur chaire chaque semaine. Certains journaux prennent violemment à partie Kassim, qui a ainsi pu rassembler des milliers d’articles consacrés à ses activités. Son frère, chanteur assez célèbre vivant et travail lant en Egypte, a été l’objet d’une campagne menée par l’hebdomadaire le plus vendu, Akhbar al-Yawm, qui visait à le faire expulser. Un éditorialiste jordanien a même déclaré qu’« on devrait couper la langue de cet homme ». Pour l’instant, le Qatar résiste au rouleau compresseur. « Le cheikh Hamad n’aime pas qu’on essaie de l’intimider », expliquait récemment une personnalité officielle. Le ministère des affaires étrangères fait directement part de toutes les protestations à Al-Jazira. Selon le PDG de la chaîne, Mohammad Jassim, « nous leur répondons : 'Si vous estimez que nos déclarations sont erronées, vous avez toujours un droit de réponse' ». Certes, il existe une limite aux provocations qu’Al-Jazira peut lancer aux gouvernements arabes, en particulier à celui de l’Arabie saoudite, dont les ambitions hégémoniques font planer une menace permanente sur son minuscule voisin, le Qatar. Malgré tout, la liberté d’Al-Jazira reste largement supérieure à celle de ses concurrents, qui ne peuvent réagir que de deux manières. La première consiste à proposer toujours plus d’émissions bas de gamme. Mais cela contribue à révéler le caractère schizophrénique que beaucoup d’Arabes voient dans le rapport qu’entretient l’Arabie saoudite avec l’islam. Pour réduire ses coûts pharaoniques, MBC est en train de déménager de Londres à Dubaï. Pourquoi ne pas avoir choisi l’Arabie saoudite ? « Ne soyez pas ridicule, raille un présentateur islamiste modéré. Si les oulémas saoudiens regardant un canal national tombaient sur une femme à moitié nue comme celles que l’on voit sur les chaînes satellites, ils seraient furieux. Tant que les seins nus viennent d’ailleurs, les apparences sont sauves. » L’autre réaction consiste à plagier Al-Jazira. « Ils vont même jusqu’à imiter la forme de ma table, raconte Kassim, mais ils ne sont pas près de nous concurrencer pour le contenu. Je suis persuadé qu’une des principales causes du retard dont souffre le monde arabe est l’absence de liberté de sa presse. Nos sociétés cachent la poussière sous le tapis depuis bien trop longtemps. Mais, un jour, une presse libre permettra peut-être l’émergence de la démocratie dans le monde arabe. »